Rituel Ludique et Cultistes du Jeu

Nous avons tous et toutes notre madeleine de Proust. Lors de la rédaction de le jeu de société, 11e Art ? j’évoquais rapidement le sujet, principalement en pointant du doigt les dimensions émotionnelles et nostalgiques du jeu.

Aujourd’hui j’aimerais vous proposer non pas un rituel satanique, mais plutôt une petite partie, un dimanche après-midi 1 fois par mois. On y va ?

Cet article va explorer les pires aspects du Rituel Ludique, mais aussi l’un de ses plus beaux pendants. Accrochez-vous, ça va secouer.

Oui, ils invoquent les Grands Anciens, oui, ce sont des cultistes.

Invocation d’Axiome

Avant de commencer à parler Rituel, il faut définir ce qu’est, et n’est pas, un rituel, dans cet article.

  • A l’origine, le rituel définit un événement religieux sacré, une célébration au caractère singulier, à l’opposée de la vie quotidienne. Tout à fait adapté à Cthulhu et ses copains. Moins à un Ameritrash.
  • Bien plus tard, et suite au travaux de Durkheim, le courant fonctionnaliste pose que « le rituel a un rôle à jouer au sein de la communauté : résoudre un conflit (Victor Turner), restaurer l’unité sociale en réalisant une catharsis (Max Gluckman), diminuer l’angoisse des hommes face à des activités aux résultats incertains (Bronislaw Malinowski), rendre explicable un malheur (Edward Evan Evans-Pritchard), etc.  » (D. Le Roux, Dictionnaire de l’Humain).
Et si on jouait à la lutte des classes ?
  • D. Le Roux précise que le rituel implique que les différents participants endossent des rôles afin de réaliser des actions précises qui vont susciter des émotions collectives.
  • Le milieu éducatif utilise les rituels en tant qu’actions répétées en des temps précis pour apprendre aux enfants les règles de vie en communauté.
Un rituel amusant à performer en famille.

Des habitudes sur le seuil de la porte

Pour atteindre le rituel, il faut toutefois être prêt en tant qu’individu.

Lorsque l’on commence à jouer régulièrement à des jeux de société, nous allons développer des habitudes, c’est à dire des gestes et comportements automatiques qui se forment par répétitions des actes. L’habitude agit à un niveau individuel, et l’on peut comme exemple citer : sortir/ranger les pions des sacs prévus à cet effet, mettre en place le plateau, prendre sa couleur de meeples préférée, etc. C’est geste deviennent une seconde nature.

Kallax, prototype d’un jeu ayant pour thème le rangement d’une ludothèque personnelle.

Que l’on joue seul ou à plusieurs, ces habitudes vont s’intégrer au rituel, et chaque personne autour de la table peut y participer, connaissant intérieurement les différentes règles et étapes de celui-ci (mise en place, partage des ressources, mélange des cartes…). Finalement, nous ne sommes plus très loin d’allumer des cierges, ci ce n’est qu’on préférera distribuer des cubes en bois. Et expliquer la règle pourrait même tenir du prêche religieux !

La fonction sociale du jeu

Le jeu de société est un espace hors du temps, qui peut rapidement être sacralisé. Le caractère sacré de ce moment ne peut le rester que grâce à la volonté conjointe de ceux qui y sont impliqués. Ce qui nécessite de choisir ses partenaires de jeu, en fonction de critères plus ou moins conscients : joueurs d’eurogames ou d’ameritrash, amateurs de jeux de cartes à collectionner, rôlistes invétérés, etc. Les critères ne sont pas subordonnés aux personnes, ils englobent aussi des buts sociaux. Ainsi en famille l’on peut chercher à renforcer la cohésion de la maisonnée, recréer des liens rompus, etc.

dans ESSEN, il faut vendre vos jeux en visant les bons publics.

Mais attention, il y a un gros risque derrière. Lequel ? Le gatekeeping ! Ce phénomène est extrêmement bien connu et documenté dans le milieu du jeu vidéo. Sous cet angle, la fonction rituelle du jeu de société saute aux yeux… pour le meilleur comme le pire !

La fête à la saucisse

Le Gatekeeping (littéralement « garder la porte ») dans les jeux désigne la pratique consistant à exclure ou à contrôler des individus de la communauté sur la base de critères arbitraires tels que le niveau de compétence, le sexe, la race, l’âge ou le statut social. C’est un phénomène répandu qui touche à la fois les joueureuses et les professionnels du milieu.

Le Gatekeeping prend très souvent racine dans une volonté commune de préserver le hobby des joueureuses ponctuels et des étrangers à la communauté hardcore du jeu. L’usage de termes spécifiques, comme « casus » (jeux-vidéos, jeux de société) ou « touristes » (figurines) est un signe de la présence de gatekeepers (nldr : j’avais mis aussi « non-joueur » à l’origine, que j’ai entendu de nombreuses fois de manière péjorative, mais je l’ai aussi entendu utilisé dans son sens strict). Pour les gatekeepers, seuls ceux qui s’investissent le plus, ont les connaissances (encyclopédiques) et les compétences nécessaires peuvent prétendre faire partie de la communauté.

Exemple de Meme réalisé pour se moquer des « Touristes » dans Warhammer.

Plus le « tout public » s’intéresse au loisir en question, plus les gatekeepers deviennent virulents afin de préserver leur entre-soi excluant. Ces personnes partagent un ensemble de règles et valeurs tacites sur ce qu’est leur loisir et qui peut y entrer. Le gatekeeping peut aller très loin : propos et visions de la femme dégradants, blagues et stéréotypes racistes, etc. L’objectif est d’être le plus hostile possible afin de conserver l’entre-soi.

L’élitisme est une autre forme de gatekeeping. C’est une stratégie précieuse pour décourager les nouveaux venus. Dans les jeux de société, elle se traduit souvent par des jugements autour de la capacité ou non à jouer à des « jeux experts ». Cette capacité déterminerait les « vrais » joueurs des faux.

Si tu ne fais pas 300 points minimum à ce jeu, tu n’es pas un vrai joueur

Quand j’ai commencé à m’intéresser aux loisirs « masculins » comme Magic ou les Warhammer (mais aussi le jeu de rôle et les jeux vidéo), j’ai découvert de plein fouet ce phénomène. A l’époque les boutiques de jeux de société étaient peu accueillantes si tu n’étais pas un mec. J’avais inventé le terme « caverne à ours » pour qualifier ce type de lieu…Heureusement ces milieux sont plus ouverts aujourd’hui, mais il reste du chemin à parcourir !

Si le sujet vous intéresse, je vous conseille de creuser plus loin, et de vous renseigner sur les liens entre gatekeepers, incels et les mouvements de l’alt-right américain. Le Gamergate est un exemple paroxysmique du gatekeeping.

Le jeu des trônes

Le jeu de société n’échappe donc pas à un rôle communautaire, comme on vient de le voir dans sa forme la plus extrême. Nous n’avons pas encore eu de boardgamergate, mais le hobby est beaucoup plus jeune que le jeu vidéo, et encore niche par rapport à celui-ci.

A l’origine, le jeu est un outil d’apprentissage sublimé de la vie (Homo Ludens) qui met en scène l’équilibre des pouvoirs. Ce n’est pas un hasard si les plus vieux jeux de société (les échecs, mais aussi des schmilblick comme le Senet et le Hnefatafl) sont des jeux duels !

Tu t’es vu quand Tablut ?

Le gatekeeping n’empêche pas les minorités de se battre pour avoir accès à ces hobbys farouchement gardés. Au contraire, ces minorités apportent souvent leur propre vision du loisir, parfois jusqu’à la contre-culture, comme c’est le cas avec la scène indépendante queer dans les jeux vidéos. J’en profite pour glisser ici l’initiative toute récente de Women in Boardgames, qui lentement mais sûrement se construit. Elizabeth Hargrave, la game designeuse derrière Wingspan, propose depuis plusieurs année un point de contact pour les femmes et personnes non-binaires. Je pense à titre personnel qu’elle a marqué un tournant dans l’histoire du jeu de société moderne, et remis l’église au centre du village sur de nombreux sujets. Mais il faut cesser les digressions 😦.

Elizabeth Hargrave a apporté de la fraîcheur au milieu : thème naturaliste et éducatif, et une designeuse enfin sur le devant de la scène !

Les joueureuses de demain

Il ne tient qu’à nous d’accueillir les futures générations de joueureuses, que ce soit au sein de la famille, dans les clubs à l’école, les ludothèques et autres lieux ouverts.

C’était dimanche, et comme tous les dimanches 1 semaine sur 2, c’était avec jeux de société avec Papa. Le repas était fini, les assiettes placées dans l’évier, la TV éteinte. Le Rituel se mettait en place: laver le bois vernis, passer l’éponge, faire couler le café. Puis venait le grand moment. Fébrile, je me dirigeais vers l’étagère à jeux, un peu bancal, et pourtant si fascinante. Aujourd’hui, entre mes mains, Samouraï, demain…

Samouraï (R.Knizia) est un super jeu. J’ai appris à me battre pour des rizières et des buddhas !

Nous avons tous et toutes le pouvoir de transformer des séances de jeux en petits rituels magiques qui marqueront toute la vie. Si ce n’est pas un message d’espoir, je ne sais pas ce que c’est.

éducaca vs éducation

Même si j’ai une sainte horreur des jeux éducatifs, j’ai une fascination profonde pour la fonction éducative des jeux. Vous saisissez la différence ?

Pour un enfant, le temps du jeu est aussi important que celui de la sieste d’un adulte le dimanche devant le Tour de France. Et même plus. Pourquoi ? Pour lui, c’est un temps privilégié et constructif. Nous ne sommes pas sur Linkedin, le but n’est pas d’améliorer ses performances, et heureusement l’enfant ne le voit pas comme ça. En revanche, il va profiter pleinement de cet instant :

  • Sur le plan cognitif, il va, mettre en action ses connaissances dans de nombreux domaines : mathématiques (qui veut compter les points ?), langagiers (il faut lire, parfois écrire), etc.
  • Sur le plan des affects, il va, sans aucun doute, expérimenter des émotions positives ET négatives. Il va être frustré de perde, en colère face à une injustice, heureux de gagner, etc.
  • Sur le plan social, il va découvrir que non, on ne peut pas piquer sa crise face à sa petite sœur, que oui, il faut respecter TOUTES les règles et que non, on ne mange pas au-dessus du plateau.

Le jeu de société en tant que rituel est foncièrement bénéfique, pour les enfants, mais aussi pours les adultes qui confortent ainsi leurs besoins d’appartenance et d’estime (A. Maslow).

La pyramide de Maslow, une manière simple de conceptualiser les besoins individuels.

Vade Retro Juego ?

Le jeu de société en tant que rituel est à la fois fascinant et effrayant. C’est un terreau formidable pour apprendre à se connaitre, à rencontrer l’autre et à se rencontrer soi-même. Il permet aux générations d’échanger, de se confronter, dans un cadre toujours défini avec clarté. Le seul risque, finalement, serait de verser dans le fanatisme, de refermer les portes pour s’adonner, un petit comité, à un loisir marginal.

Les études à grande échelle sur le milieu sont très importantes pour sortir de la croyance et se confronter au réel. Je ne reviendrais pas sur l’étude (2018) présentée dans le dernier lien partagé, mais il y a des résultats… surprenants !

Les couvertures de jeux de société mettent en scène dans 46% des hommes blancs, puis dans 20% des cas des animaux.

Au quotidien, nous pouvons compter sur les efforts de merveilleuses personnes et initiatives.

Bref, il ne tient qu’à nous d’ouvrir le loisir pour faire de nos petits rituels encore intimistes de grandes fêtes pour toustes (mais pas pour les IA).

Post Scriptum

Je vais m’arrêter là. J’ai mis plus d’un an avant de reprendre ce blog. A chaque parution il y a une grosse charge émotionnelle, et des personnes qui attendent de moi un argumentaire en béton (impossible, je n’ai pas le temps pour faire une thèse) que j’ai toujours peur de décevoir. J’ai un brouillon que j’avais laissé en plan en 2022, sur l’histoire dans les jeux… Au moment de sa rédaction, un petit drame lié à la thématique abordée : le timing était donc très mauvais. Je pense me repencher dessus prochainement. Concernant l’article du jour, oui il digresse beaucoup, mais finalement parler de gatekeeping et d’enfance c’était intéressant. Bien entendu, il est loin d’être exhaustif. Si vous voulez apporter votre pierre à l’édifice, n’hésitez pas à partager vos pensées en commentaires. Merci de rester bienveillants dans le débat dans tous les cas, entre vous et avec moi.

Doomy

Publié par Doomy

Je travaille chez un éditeur de jeux de société. J'ai suis aussi rédactrice spécialisée jeux de société/ jeux de cartes. Je suis une passionnée qui croit dans la vulgarisation de ce loisir. Dans une autre vie j'ai commenté des compétitions officielles de jeux vidéos (Hearthstone chez O'Gaming et Heroes of the Stormchez Millenium).

3 commentaires sur « Rituel Ludique et Cultistes du Jeu »

  1. Toujours un plaisir de lire ce regard de côté sur le jeu de société ! Avec un discours utile et nécessaire sur nos mauvais penchants.

    Cet aspect « rituel » je l’ai retrouvé avec amusement dans la nouvelle catégorie de prix de l’As d’Or/jeux de l’année : « initiés » ! Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer des joueuses à capuches psalmodiant des règles de jeux dans un caveau sombre et obligeant les novices à réaliser un rite… d’initiation pour être acceptées 🙂

    Aimé par 1 personne

  2. Salut Doomy! Très chouette article/ état des lieux, montrant le chemin parcouru, et encore la longue route sinueuse à entreprendre! Pour ma part, j’ai tendance à me tenir éloigné des regroupements de ludovores, préférant jouer dans le cadre de mon boulot, consistant à animer avec des novices de 6-12 ans, créer avec eux durant des ateliers jeux de société ou de rôle, ou réfléchir à des adaptations de concepts afin de coller aux attentes des clients. J’aime jouer moins, mais mieux, les rituels du dimanche ayant toujours eu tendance à partir en course à la nouveauté, toujours avec les mêmes personnes, formant en effet un petit cercle hermétique.

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