Souvent recherché, parfois fui, le jeu solo est devenu une mouvance au sein du jeu de société. Retour sur un courant à l’histoire originale et moderne.
Le jeu de société est une pratique collective enracinée dans l’histoire
Le jeu social, marqueur de position
Les premiers jeux de société sont destinés à un public restreint, souvent de haute lignée, comme les roi, reines et nobles. Souvent conçus pour le jeu à deux, ils sont approuvés par la religion, s’ils ne sont tout simplement une forme sophistiquée d’hommage aux dieux. Le Senet et le Mehen sont littéralement des parcours vers l’au-delà (Égypte). D’autres jeux préfèrent louer les prouesses des soldats et l’art de la guerre, comme le Go (Chine), le Hnefatafl (Vikings) et plus tard le Chaturanga (ancêtre Indien du jeu d’échecs). Dans ces jeux stratégiques, c’est la confrontation des esprits qui est recherché au cours d’un duel haletant. Le meilleur tacticien est alors récompensé par la victoire sur son adversaire. Cette victoire est d’autant plus gratifiante que l’enjeu peut viser la vie dans l’autre monde.
C’est aussi une pratique plutôt associée aux classes aisées. Il faut en effet avoir du temps libre pour jouir de ce loisir ! Le jeu de plateau peut donc être un marqueur de la position d’un individu dans…la société.
Pourtant de multiples jeux de hasard sont identifiés dans les milieux populaires : c’est le cas des jeux de dés et de cartes. Ils prennent place dans des lieux de détente comme les bars et cafés et viennent entretenir le tissu social. Leur existence est cependant souvent problématique (paris, argent et perdants font mauvais ménage), et il n’est pas rare qu’ils soient réprouvés, si ce n’est prohibés.
Quand le jeu devient familial
L’entrée dans l’époque moderne après la Révolution Industrielle et la Première Grande Guerre change les paradigmes du passé. La famille élargie s’effrite au profit d’une famille plus soudée, repliée sur elle-même. On se recentre autour du couple et des enfants, autour d’un projet d’amour.
La famille n’a plus à être productive, elle doit assurer la socialisation de l’enfant et la stabilisation de la personnalité de l’adulte.
Talcott Parsons.
Cette donnée est conjuguée à l’apparition de la société de loisirs grâce aux progrès sociaux (congés payés) et technologiques (appareils ménagers). Enfin la population va découvrir ce que les classes sociales les plus aisées ont toujours connu : le temps libre.
Mais que faire de ce temps libre, de ces week-ends et congés ? Dans une culture capitalise naissante, ce loisir consommable et aussi un bien (chouette à posséder) avec un but bien précis : il est vecteur de cohésion familiale et de bonheur. Le Monopoly est d’ailleurs la quintessence de cette pensée (sauf que vous avez envie de taper sur vos adversaires à la fin de la partie) !
Le jeu de société ne peut donc pas être solitaire ?
L’objectif premier du jeu de société est donc avant tout de partager un moment avec autrui, dans une simulation de l’organisation sociétale. Est-ce à dire que le jeu de société n’a jamais été envisagé pour les esprits solitaires ?
Le solitaire, genèse d’un casse-tête
Deux jeux très connus portent le nom de solitaire. Un casse-tête et un jeu de cartes. De quoi nous mettre déjà la puce à l’oreille. Ils introduisent tout deux une notion immuable du jeu solo : la lutte contre le jeu lui-même.
Le solitaire, casse-tête par excellence, est évoqué au XVIIe siècle dans les cercles de la noblesse française. Effet de mode pratiqué dans l’intimité des salons, il démontre le sens logique de celui qui s’y essaye. Il revêt des formes variées selon les époques et régions du monde. Même si apprécié, le solitaire reste limité. Une fois la solution connue, il suffit en effet de répliquer le process à chaque partie. Malgré son aspect solo, il exerce le même objectif que les jeux stratégiques appréciés de l’époque : se faire voir des autres individus de sa classe sociale.
Les évolutions technologiques du XXe au service du jeu solo
le Puzzle correspond davantage à une pratique solo désintéressée, loin des salons et des démonstrations. Figure un peu bâtarde, il est cependant à mi-chemin entre le jouet et le jeu. Il apparait en 1760 mais sa production reste artisanale jusqu’aux années 30 où la mécanisation des chaines de production va favoriser son essor fulgurant. Réservé aux enfants, il va conquérir le cœur des adultes grâce à ses vertus apaisantes.
Durant la même période la presse papier connait un véritable essor (ralentie en France pendant la seconde guerre mondiale) grâce à la multiplication des rotatives mais aussi par l’alphabétisation plus large de la population. De petits jeux à faire en solo, après la lecture du quotidien, font leur apparition. Ces défis portent sur des casse-têtes mathématiques ou sur des jeux de lettres/mots.
Ces jeux de déduction et de réflexion vont progressivement changer de supports, s’affirmer et se complexifier, pour donner des formes très hybrides de nos jours, comme les jeux de type Escape Game.
La culture individualiste comme tremplin pour le jeu solo
Les premières heures du jeu de société modernes ne seront pas tout à fait propice au jeu en solitaire. Il faudra attendre l’essor de l’individualisme dans les sociétés occidentales, combinée à un marché du jeu plein d’espoir pour voir l’émergence d’une nouvelle typologie du jeu. Le Spiel des Jahres crée en 1978 récompensera en 1980 le Rubik’s Cube de meilleur jeu solitaire. Est c’est bien à ce moment que tout commence.
L’ère du jeu, condition à l’émergence du jeu solo
L‘essor du jeu de société ces 20 dernières années a permis l’émergence du jeu de société contemporain. En rupture avec la mouvance classique, ces jeux cherchent leur inspiration dans d’autres médias comme la littérature ou le jeu vidéo. Le jeu de rôle Dungeons & Dragons apparait dans les années 70 et sera une source d’inspiration pour le légendaire HeroQuest (1989). Les romans seront aussi adaptés et réinventés sous la forme d’enquête comme dans Sherlock Holmes Détective Conseil (1985). C’est d’ailleurs dans le champ du jeu coopératif que le solo va prendre toute son ampleur.
La coopération : une porte d’entrée pour le solo
Si vous regardez les jeux coopératifs de très près, vous y noterez une similitude majeure avec le jeu solo : on joue contre le jeu, dont les actions sont gérées de manière automatique. Il est alors très simple de tester ces jeux seul, même lorsque la boite indique « deux joueurs et plus ». On peut simuler un second joueur le cas échéant (dans les Dungeon Crawlers par exemple, et même Pandemic), utiliser un unique personnage si le jeu le permet (comme dans les jeux de cartes évolutif) ou tout simplement tenter de battre un score imposé par le jeu (typique des Roll & Write). Ces dernières années des Game Designers ont même créé des Automa, c’est à dire des joueurs fictifs qui simulent les actions et décisions d’un joueur (comme dans les excellents Wingspan et Root).
La professionnalisation des acteurs du milieu est particulièrement prégnante lorsque l’on parle de cette dernière mécanique. N’oublions pas que ces jeux modernes n’existeraient pas sans le travail acharné d’auteurs/ games designers, d’éditeurs et des distributeurs.
Élargir le nombre de joueurs : un enjeu aussi marketing
Professionnalisation du milieu, essor de la demande…aujourd’hui le marché du jeu c’est plus de 1000 sorties en France chaque année. Il faut certes se démarquer, mais il faut aussi proposer un jeu capable de plaire au plus grand nombre. La demande sur les jeux solo explose (tout comme celle sur les jeux deux joueurs), et il est nécessaire de la satisfaire. Parfois réussie, parfois plus molle, la variante solo s’impose comme un argument marketing supplémentaire pour finaliser le choix du consommateur.
Le jeu de société moderne, un loisir mixte
À l’origine orienté autour du collectif, le jeu solo a su devenir un genre à par entier du jeu de société. Sa reconnaissance est récente et corrélée à l’émergence d’un marché plus professionnel et réfléchi. En 2020, le jeu de plateau est un loisir reconnu, en vogue et qui suit un parcours assez similaire à l’un de ses cousins.
Vers une pratique multimodale : l’exemple du jeu vidéo
C’est durant les années 80 que se développe en même temps que notre jeu de société un autre média de loisir : le jeu vidéo. Il est tourné principalement autour de l’activité solitaire du joueur, qui face à son écran va vivre des aventures, résoudre des enquêtes ou combattre de méchants antagonistes.
Le médium partage d’ailleurs nombreux points communs avec le jeu de société :
- dans sa conception : il nécessite des mécaniques de jeu et un équilibrage (gameplay, gamedesign),
- dans son aspect : il a un univers graphique qui peut être développé ou non,
- dans le public visé : le joueur solo ou le groupe amis/ famille,
Le jeu vidéo assimilèrent dès leurs origines les jeux solos ET multijoueurs.
Aujourd’hui il n’est pas rare qu’un jeu vidéo propose un portage en jeu de plateau, et inversement. La frontière entre les deux univers s’atténue. Lorsqu’un jeu de société est adapté en jeu vidéo, il est généralement possible de jouer seul, contre un ou plusieurs ordinateurs. L’Automa de la version papier se fait plus précise, codée via un algorithme.
Le solo, trop présent en 2020 ?
Voici comment, au final, le jeu de société est devenu une pratique à la fois collective mais aussi de plus en plus solitaire. Le succès récent des Roll & Write démontre même que l’on peut totalement jouer à plusieurs à un jeu souvent entièrement solo. La seule compétition vient alors dans la comparaison des scores de chacun en fin de partie.
Faut-il s’inquiéter pour autant de ce glissement du jeu de société vers une pratique plus individuelle ? Il faut rappeler que là où nous parlons de « Jeux de Société », la majorité des autres pays préfèrent l’expression « Jeux de Plateau » : board games en anglais, brettspiele en allemand, juego de mesa en espagnol…L’hexagone semble donc faire figure d’exception, et surévaluer l’importance du collectif dans le jeu de société.
Le confinement a prouvé que les individus ont toujours besoin de temps pour eux. En jouant seul, face au jeu, chacun peut se poser, réfléchir. Notre esprit peut s’échapper quelques heures, se surprendre, se développer. Car jouer en solo, c’est aussi accomplir quelque chose, c’est aussi parfois retrouver une estime de soi, c’est aussi se laisser prendre à rêver. Dans cette optique, le jeu de société n’est pas seulement solo, il doit être solo.
j’aurai voulu aussi connaitre ton avis sur cette différence entre la langue Francais et Anglaise, chez nos amis us et GB ils disent BoardGame, la « société » n’est pas présente dans la réflexion,donc le solo pourrait posé moins de probleme, si probleme il y a !
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Il est évident que la sémantique oriente davantage les français sur le sentiment que c’est une pratique collective. Après il faudrait que je fasse des recherches pour en savoir plus du côté anglosaxon.
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l’auteure en parle dans son article, en comparant les termes français, anglais et espagnol.
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J’ai apprécié ton article: instructif, intéressant et bien écrit!
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J’ai trouvé cet article instructif, intéressant et bien écrit!
merci pour ce travail!
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J’ai bien aimé la partie sur l’évolution sociale du jeu. Finalement ici aussi ce cher Robinson n’était qu’un prétexte pour parler plus largement de culture, de société.
Bravo, bel article !
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j’ai de plus de mon coté modestement fait une vidéo qui met en avant ton article
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